Ce jeudi 18 février 2016, Hideo Kojima s’est rendu à Las Vegas pour discuter de son travail en compagnie de Guillermo del Toro, lors d’une table ronde animée par Geoff Keighley au D.I.C.E. Summit 2016. Quelques heures plus tard, le papa de Snake a été récompensé par un Hall of Fame, remis sous un tonnerre d’applaudissement. Metal Gear Solid V : The Phantom Pain a lui aussi reçu le prix du meilleur jeu d’aventure de l’année, mais personne chez Konami n’est venu chercher le prix.
Voici tout ce qu’il ne fallait pas manquer de cet événement, en 3 chapitres !
La 19ème édition du D.I.C.E. Summit a été l’occasion de réunir Hideo Kojima et Guillermo del Toro autour d’une table ronde durant près d’une heure. C’est une première, même si les deux hommes sont de très bons amis depuis plusieurs années. Sur papier, le programme de la conférence était alléchant : « Hideo Kojima et Guillermo se rappelleront leurs plus beaux souvenirs professionnels ainsi que leurs inspirations créatives, puisées aussi dans le travail de l’autre ».
Et nous n’avons pas été déçus ! Hideo Kojima était souriant et ravi d’être présent aux côtés d’un Guillermo del Toro animé d’autodérision particulièrement plaisante et authentique. La table ronde était animée par le producteur des Game Awards, Geoff Keighley.
Geoff Keighley : Monsieur Hideo Kojima, vous et Monsieur Guillermo del Toro, vous semblez très proches. Pourtant, un océan vous sépare. En plus, vous parlez tous les deux une langue différente. Comment vous êtes-vous rencontrés ?
Hideo Kojima : Je crois que la première fois date de 2008. Guillermo del Toro était au Japon pour promouvoir son film Hellboy 2. Mais bien avant cela, lors de la sortie de Metal Gear Solid 3 : Snake Eater, nous avons profité de l’occasion pour lui demander de nous écrire un commentaire, car il était fan de la série. Je crois que c’est là que tout a commencé. Puis, en 2009, Guillermo nous a invité à visiter sa Man Cave où il garde tous ses jouets. Depuis lors, nous avons gardé le contact. Et quand Guillermo vient au japon, on sort manger un morceau ensemble et puis on va au karaoké.
En 1999, je travaillais avec Kyle Cooper. C’est un très grand otaku, tout comme moi. Alors on s’engageait dans des discussions très profondes. Un jour, je parlais avec Kyle de Tokusatsu et de films. Et il m’a dit : « Tu sais Hideo, je connais un gars avec qui tu pourrais parfaitement t’entendre ! » À l’époque, Kyle travaillait sur l’ouverture du film Mimic [avec Norman Reedus]. Il m’a demandé si je connaissais Guillermo del Toro. « Bien sûr que je le connais ! » lui répondis-je. « Alors, je sais que tu t’entendras très bien avec lui » me rétorqua-t-il. Et il avait raison !
Guillermo del Toro : Nous sommes tous les deux de la même génération. Hideo est de 1963 et moi de 1964. Bizarrement au Mexique, nous avions les mêmes dessins animés qu’au Japon, comme Ultraman, The Space Giants, Kometto-san (Princess Comet)… Lorsque Hideo et moi, nous nous sommes rencontrés, on s’est rendu compte que nous regardions les mêmes émissions quand nous étions enfants. Du coup, quand on va dans un karaoké, on chante nos génériques préférés. Hideo en japonais et moi en espagnol. En fait, on ne comprend rien ! Mais après quelques verres, c’est génial ! Ce qui est fantastique, c’est qu’on partage une culture similaire et cette même passion pour les idées mélancoliques. On s’entend bien. Hideo chante beaucoup mais mange très peu. Moi je chante très peu mais je mange beaucoup ! Nous sommes un couple parfait !
Geoff Keighley : Guillermo, vous avez joué à beaucoup de jeux vidéo réalisés par Hideo et ce, bien avant votre rencontre avec lui. Y-a-t-il un moment, un jeu ou un personnage en particulier qui fait que vous admirez Hideo, créativement parlant ?
Guillermo del Toro : Je crois que Hideo repousse toujours les limites. Il a probablement grandi, comme moi, avec des jeux vidéo tels que Pong. Pour moi, s’il n’y a qu’un seul moment à retenir, c’est quand Psycho Mantis lisait dans mon esprit. J’ai vraiment flippé ce jour-là ! Ça prouve que je suis un gros peureux. C’est précisément à ce moment-là que Hideo a brisé le quatrième mur. C’était tellement innovant. Psycho Mantis se nourrissait des données de ma console. Ça a vraiment été un choc pour moi. !
Ça a aussi été une inspiration pour Kroenen dans Hellboy. Cela a cristallisé mon admiration pour Hideo. Je pense qu’il a choisi ce médium sur lequel il travaille, non seulement en tant que designer et directeur, mais également en tant que réalisateur cinématographique et scénariste. Hideo donne vie au lyrisme, aux personnages complexes, à un monde tellement riche. Les jeux de Hideo ont une empreinte très particulière et reconnaissable entre mille.
Geoff Keighley : Et vous Hideo ? Avez vous un film de Guillermo qui fait que vous le respectiez en tant que créateur ?
Hideo Kojima : J’aime tous les films de Guillermo…
Guillermo del Toro : Non ! Pas Mimic, quand même !
Hideo Kojima : [Rires] J’aime particulièrement The Devil’s Backbone, Pan’s Labyrinth et Hellboy. À chaque fois je suis surpris. Je me souviens de ce moment précis dans Le Labyrinthe de Pan. [Hideo Kojima montre alors la paume de ses mains, imitant l’une des créatures du film] C’était vraiment impressionnant ! Le personnage était déjà effrayant, puis quand on découvre ses yeux dans la paume des ses mains, il était encore plus terrifiant, même si cela avait un certain charme.
Puis, dans The Devil’s Backbone, il y a le fantôme de cet enfant. Il est effrayant, triste, mais également d’une certaine tendresse. À l’époque, il n’existait pas de film qui avait réussi à faire cela. Pour moi, c’est quelque chose de spécial qui définit bien l’art de Guillermo del Toro.
Dans Hellboy, il y a cette fille que Hellboy aime beaucoup. Comme elle sort avec un autre type, il devient très jaloux et lui jette une pierre du haut d’un bâtiment. Là, je me souviens m’être dit : « Hein ? Mais c’est quoi ce truc ?! » Et puis aussi dans le second film où Hellboy et Abe chantent ensemble du Barry Manilow. Je n’avais jamais vu un film avec des personnages faisant ce genre de chose.
Dans les films de Guillermo del Toro, on trouve toujours quelque chose de grotesque et des éléments violents. Mais en même temps, on y trouve toujours des éléments magnifiques, quelque chose qu’on qualifie en japonais de « tanbi ». C’est quelque chose d’érotique, de joli et d’esthétique. Je ne pense pas qu’il y ait un terme plus approprié que celui-là. Voilà ce qui rend les films de Guillermo del Toro uniques à mes yeux.
Guillermo del Toro : Hideo et moi, nous partageons aussi une passion pour les jouets. Parce qu’il faut que vous sachiez que Hideo possède des jouets que j’envie beaucoup ! C’est une amitié qui a ses avantages car on s’offre des jouets à chaque fois que nous nous voyons ! Quand je vais au Japon, je ne lasse jamais de regarder sa collection. Je sais que je découvrirai toujours quelque chose que je n’ai pas !
Hideo Kojima : Chaque fois que je vais dans ta Man Cave, je regarde les répliques des objets que tu utilises dans tes films. Tu possèdes également une figurine du film Zombi 2. Un jour, je mettrai le grappin dessus !
Guillermo del Toro : Oui, un jour. Quand je serais mort !
Geoff Keighley : Guillermo, lorsque vous voyez le travail de Hideo et de bien d’autres créateurs, où voyez-vous la place des jeux vidéo dans le milieu artistique, par rapport à l’industrie cinématographique ?
Guillermo del Toro : Je crois que nous appartenons tous à une industrie qui est une sorte de compromis entre la créativité et l’argent. Et cela nous limite malheureusement. Le langage devient uniforme. Quand on parle de posters ou de marketing pour les films, on parle de boîtes et de concepts pour les jeux. Franchement, je trouve que c’est dommage. Mais chaque grosse industrie a connu ce type de problème. Ce qui se passe, c’est que le créatif regarde loin devant lui pour voir ce qu’il peut y découvrir. En revanche, les gens qui donnent l’argent, eux, regardent en arrière en se demandant : « Où est-ce qu’on va ? La route la plus sûre, c’est derrière. »
En termes narratifs, on trouve des jeux minimalistes qui sont vraiment magnifiques, mais aussi des jeux complexes très cinématographiques. Mais tout cela change rapidement parce que la consommation évolue elle aussi. La tension, la durée de l’attention et l’immersion changent selon les plates-formes. C’est pareil pour les films. Grâce aux appareils portables, les jeux peuvent être plus petits, moins ambitieux… Toutefois, il existe aussi des jeux indés qui sont magnifiques, subtils, voir presque poétiques. Il n’y a pas de limite. Les limites sont tracées uniquement par des salopards qui détiennent le pognon !
C’est incroyable tout ce qu’on peut faire avec ce médium ! Au fur et à mesure que les outils se démocratiseront, je pense que des jeux vidéo sortiront sans avoir nécessairement besoin d’un gros budget, comme c’est le cas pour les films indépendants. Je pense qu’on s’en approche rapidement. Nous aurons peut-être une seule plate-forme sur laquelle nous aurons accès aux films, aux jeux, à internet de manière entièrement interactive. Cette fusion rendra l’expérience unique pour tout à un chacun.
Une des choses que j’admire le plus chez Hideo c’est de constater à quel point il a un train d’avance. Il pense toujours à la prochaine console, à la prochaine technologie, à la manière de consommer pour s’y adapter. Ça c’est un créateur ! Les studios dans l’industrie vidéoludique et cinématographique sont comparables à des dinosaures qui s’approchent dangereusement du bord d’une falaise. Alors, ils essaient de s’arrêter et de tourner, mais ils sont tellement lourds qu’ils n’y parviennent pas. Et, en fait, ce sont les créateurs qui aident le dinosaure à changer sa trajectoire. C’est donc le bon moment pour être créatif.
Geoff Keighley : Pour illustrer ce que vous venez de raconter, je trouve que P.T. est un très bon exemple. À l’époque, on voyait les joueurs s’unir sur Twitch et sur d’autres plates-formes pour élucider le mystère final. Quant à vous, Hideo, on sait tous que vous êtes un grand fan de cinéma. Beaucoup de gens pensaient que vous alliez vous y lancer après les jeux vidéo. Qu’est-ce que vous respectez le plus dans l’industrie du cinéma ? À l’heure actuelle, y a-t-il quelque chose que vous ne pouvez pas réaliser dans un jeu vidéo ?
Hideo Kojima : Ce qu’il y a de beau dans les jeux vidéo, c’est l’interactivité. Si cent personnes vont voir un film, ils verront tous le même film. Toutefois, comme les jeux sont interactifs, les messages sont plus difficiles à faire passer. On ne peut pas forcer un joueur à faire ce qu’il ne veut pas faire, et vice-versa. C’est la grande différence entre les jeux et les films.
Pour qu’un docteur puisse faire de la chirurgie de façon précise, ou pour qu’un avocat puisse défendre quelqu’un à la barre, il leur faut une connaissance très spécifique. À l’heure actuelle, cette connaissance est plus facilement mise en valeur par les films. Par exemple, dans une scène vers la fin d’Alien 2, Ripley se dirige vers la mère des aliens. Cependant, un joueur ne se dirigerait pas forcément vers elle à ce moment du jeu. Mais dans un film, parce que c’est un film, en tant que spectateur, on est forcé de suivre Ripley pour sauver un certain personnage. Dans un jeu, on ne peut pas forcer un joueur à se diriger vers la mère des aliens, de façon à ce que ce soit de son plein gré. Voilà une chose que les films peuvent faire que les jeux ne peuvent pas encore.
Geoff Keighley : Guillermo, pensez-vous que les jeux vidéo ont fait de vous un meilleur réalisateur et un meilleur compteur d’histoire ?
Guillermo del Toro : En tout cas, ils m’ont beaucoup influencé, ça c’est sûr ! Quand je regarde une scène d’action dans un des jeux de Hideo, ou quand je me perds dans la sonorité et les couleurs de Bioshock… Vous pouvez comprendre d’où viennent mes propres palettes de couleur pour un film comme Pacific Rim, par exemple. J’essaie de ne pas rendre la lumière trop réaliste. Ces jeux m’ont influencé autant que Mario, que les films d’horreur ou encore plein d’autres choses. Ce qui est important, c’est que les jeux vidéo ont leur place dans les conversations des créateurs aujourd’hui.
Il y a des jeux qui m’ont fait pleurer, d’autres qui m’ont terrifié, d’autres qui m’ont fait jeter ma manette contre le mur alors que je me pestais : « Bon, je vais bouffer et je finirai ça plus tard ! » Les jeux vidéo font partie de mon moi émotionnel et artistique. Ils sont tout aussi importants que les autres médiums. Mais le plus important pour moi, c’est qu’on continue de parler des jeux et des films à la fois comme étant des produits de divertissement et d’art. Car ils sont bien les deux à la fois. En tant que divertissement, un film n’a pas besoin d’être analysé ou d’être replacé dans un contexte. Vous le regardez, vous ressentez l’expérience et puis vous passez à autre chose. Mais en tant qu’art, un film vaut vraiment la peine d’être revu et d’être analysé.
Je pense que les jeux vidéo se font rarement analyser de cette manière. On est tellement préoccupé à se focaliser sur son actualité et sur ses tests. Je pense qu’il est essentiel que l’on revienne sur ces jeux en tant qu’œuvres narratives. Je me rappelle particulièrement d’un jeu qui a marqué l’histoire du CD-ROM. C’est un jeu qui m’a grandement influencé. Il s’appelle Gadget Invention, Travel & Adventure. Ce jeu est d’ailleurs apparu dans plusieurs films, car les artistes (audio et visuels) sont à la pointe. En fait, nous sommes comme des pies. On parcourt le monde, on collectionne des choses qui brillent, on les ramène dans notre nid et on les arrange de manières différentes. On se nourrit tous des uns et des autres. Je pense qu’il est temps pour les jeux vidéo d’être vus et revus en tant qu’œuvres artistiques narratives.
Geoff Keighley : Effectivement. Mais il est difficile de jouer à ces vieux jeux aujourd’hui. Ils ne sont pas toujours compatibles avec les systèmes actuels.
Guillermo del Toro : C’est la raison pour laquelle je garde les vieilles consoles !
Geoff Keighley : C’est parce que vous avez une Man Cave ! Hideo, le moins que l’ont puisse dire, c’est que vous avez subi une vraie transition de carrière au courant de l’année dernière. Tout le monde s’est demandé si vous alliez prendre un moment pour méditer. Vous auriez pu décider d’arrêter et de faire quelque chose de complètement différent, comme des films ou des livres… Mais finalement, vous vous êtes décidé de faire encore un grand jeu, en partenariat avec Sony. Pourquoi avez-vous choisi de rester dans l’industrie du jeu vidéo plutôt que de tenter quelque chose de radicalement différent ?
Hideo Kojima : J’ai créé des jeux durant trente ans. Au départ, je me suis dit que j’aillais m’accorder une année pour un réaliser un petit jeu indé, un film indépendant ou écrire un roman. Mais en parlant avec des amis et des connaissances du monde entier, leurs retours étaient les mêmes. On me disait que j’avais des fans aux quatre coins du monde, qu’on attendait de moi que je fasse un nouveau projet grandiose et que je n’avais pas le temps pour autre chose. Là, j’ai compris que c’est eux qui avaient raison. J’ai donc changé mes plans et j’ai commencé à réunir une équipe pour reformer un nouveau studio. C’est ce que je fais encore actuellement.
Geoff Keighley : Guillermo, quels conseils avez-vous donné à Hideo Kojima pendant ces moments difficiles ?
Guillermo del Toro : On s’est échangé des emails, certains dont je ne peux pas vous détailler en ce lieu. Comme je le disais, Hideo est une usine de créativité en puissance. Je pense qu’il en est sorti plus fort de cette expérience douloureuse. Il sera un meilleur artiste.
Geoff Keighley : Qu’avez-vous pensé de ce que Hideo Kojima a enduré l’année dernière ? Personnellement, j’ai été le voir au Japon. Les gens étaient loin d’imaginer les conditions dans lesquelles Metal Gear Solid V : The Phantom Pain a été terminé. Finalement, il a remporté de nombreux prix. Vous-même, vous avez subi des périodes difficiles lors de tournages de certains de vos films.
Guillermo del Toro : Certaines expériences difficiles finissent par engendrer un bon produit, mais pas toujours. La seule chose que l’on puisse faire, c’est d’avancer dans la difficulté. On ne peut pas abandonner. On peut juste espérer que ça tienne le coup. Parfois ça devient vraiment difficile. Hideo a dit qu’il adorait Pan’s Labyrinth. Avec Mimic, il a été le film le plus difficile que j’ai réalisé à ce jour. Le pire s’est produit sur ce tournage. À la fin de cette épreuve, j’avais perdu 45 kg [que j’ai repris depuis !]. Je dormais que deux à trois heures par jour. Mais ça en valait la peine. Nous avons tous connu ce genre de périodes difficiles.
Geoff Keighley : Je suis sûr que vous lui avez raconté cette anecdote pour l’aider à tenir, n’est-ce pas ?
Guillermo del Toro : Oui ! Avec pleins de mots que la décence m’interdit de prononcer sur cette scène. Comme des « Fuck yeah ! » Et la liste est longue…
Hideo Kojima : Je confirme, j’ai bien entendu ces mots ! [Rires]
Geoff Keighley : Guillermo, comme il s’agit d’une conférence sur le jeu vidéo, vous avez vous-même tenté de vous lancer dans ce domaine, avec des titres comme Insane, puis Silent Hills avec Hideo —
Guillermo del Toro : Bordel de merde !
Geoff Keighley : Oui, vous étiez enthousiaste sur ce projet ! Je crois d’ailleurs me rappeler que vous avez annoncé en avoir fini avec les jeux —
Guillermo del Toro : Non !!! Pas avec ce mec [en parlant de Hideo Kojima] ! Je ferai tout ce qu’il souhaite, bordel ! Écoutez, je suis un boulet. Je vais chez THQ et ils se cassent la gueule. Puis je rejoins Kojima et vous connaissez la suite. Si je refais un jeu avec lui, ses dents vont tomber ! Ou alors, il va se faire dessus, je ne sais pas… Moi, en tout cas je suis partant ! J’ai 52 ans et des kilos incalculables. Les seules choses que je veux faire sont des choses qui me motivent, peu importe l’argent, la gloire… Je veux juste m’amuser ! Et je m’amuse toujours avec ce gars ! Quoi qu’il veuille faire, je le ferai. Sinon, oubliez le reste ! Car dès que j’entrerai dans un bâtiment, il explosera fort probablement !
Geoff Keighley : Hideo, travaillerez-vous un jour avec Guillermo ?
Hideo Kojima : Bien sûr, j’adorerais ! Peu importe que ça soit un jeu vidéo ou un film. On va probablement en baver. Mais je m’en fiche ! Je le ferai !
Geoff Keighley : Vous avez collaboré ensemble pendant un certain temps sur Silent Hills et P.T. Même si le jeu n’est jamais sorti, comment était-ce de bosser ensemble ?
Guillermo del Toro : Nous avions de chouettes plans et de superbes idées pour Silent Hills. Je pense qu’on aurait fait des trucs fantastiques. Le truc génial avec P.T., c’est que Hideo voulait délibérément que ses graphismes soient un peu faiblards, de sorte que les joueurs ne puissent pas se douter de son secret. Et le résultat était fantastique ! Et ça, sans même avoir mis toute la gomme ! La qualité des graphismes et la résolution s’est améliorée dès que Norman Reedus est apparu à l’écran. L’opération P.T. était une sorte de couverture. On était convaincu que son secret prendrait une dizaine de jours pour être découvert. Finalement, ça n’a pris que quelques heures aux joueurs.
Geoff Keighley : Et vous, Hideo Kojima, qu’avez-vous ressenti en travaillant enfin avec Guillermo, et ce, après tant d’années d’amitié ? Comment a-t-il contribué au projet ?
Guillermo del Toro : Ito Junji ! [lire : Junji Ito : Silent Hills dans la peau]
Hideo Kojima : C’était très motivant de travailler avec lui ! Vous savez, quand on bosse toujours dans le même environnement, avec les mêmes personnes, on finit toujours avec le même type de produit. C’était vraiment une bouffée d’air. Travailler avec lui m’a fait grandir. De plus, bosser avec quelqu’un qui fait quelque chose qu’on ne fait pas soi-même est toujours une expérience enrichissante. Pendant que nous travaillions, nous parlions beaucoup de films, de tokusatsu, etc. C’était un échange riche d’informations.
Geoff Keighley : Guillermo, un jour, vous vous êtes décrit comme étant un gamin de 10 ans qui est très bien financé. Comment choisissez vous les projets sur lesquels vous voulez travailler ? Des gens talentueux et créatifs, comme vous et Hideo, ont des tonnes de choses en tête. Quel est votre processus mental lorsque vous piochez vos idées ?
Guillermo del Toro : J’aimerai que ce soit aussi simple, comme le fait de choisir ses vêtements pour la journée. Mais il n’y a qu’un seul putain de costume dans le placard !!! Vous ouvrez tous les jours une armoire dans laquelle vous avez rangé une douzaine costumes que vous avez achetés. Mais en fin de compte, c’est exactement le même ! J’aimerai vraiment être maître de mes propres films. Si un film est en cours de développement, c’est parce que c’est le bon moment pour le faire. Les gens demandent souvent la raison pour laquelle on fait six ou sept trucs en même temps. C’est parce qu’au final il n’y en a un seul qui marche !
J’ai appris cela par la manière forte. Lorsque je pense à des projets, je visualise un truc sur un tableau, auquel je rajoute six à sept choses. Puis je peux y bosser pendant dix ans ! Toutefois, la plupart de ces projets ne se concrétisent jamais. Vous savez, j’ai écrit ou coécrit vingt-quatre scénarii. Et seulement neuf films ont été réalisés. Pour tous ceux qui ne se sont jamais essayés à l’écriture d’un scénario, sachez que cela peut prendre un ou deux ans de travail et de développement. J’ai donc passé un quart de ma vie à travailler sur des projets qui n’ont jamais vu le jour. Toutefois, il arrive que ces projets ne se concrétisent pas pour de bonnes raisons. Je pense que c’est cela qu’il faut retenir.
L’important, c’est de vous engager dans des histoires pour de bonnes raisons. Et si les bonnes conditions ne sont pas réunies, tant pis ! Parfois, cela vous fendra le cœur. Mais il faut vous relever pour continuer d’avancer.
Geoff Keighley : Hideo, maintenant que vous avez un nouveau studio Kojima Productions, comment vous sentez-vous ? Qu’en est-il des contraintes dont Guillermo vient d’évoquer ?
Hideo Kojima : Je me sens extrêmement libre en ce moment ! J’essaie de faire un jeu à gros budget avec une toute petite équipe. Pour ce premier projet avec Sony, je veux me faire plaisir, mais je veux aussi satisfaire les fans. Il faudra donc être prudent. Mais je n’ai aucune intention de changer ma manière de travailler pour vendre plus. Je veux créer un jeu auquel je souhaiterais jouer et qu’il soit amusant pour tout le monde. Mais ces choix, c’est moi qui les prendrai. C’est pourquoi je me sens totalement libre.
Geoff Keighley : Pensez-vous que les créateurs de jeux vidéo ont plus de liberté que les réalisateurs de films ?
Guillermo del Toro : Je ne sais pas. Je pense qu’on a qu’une seule liberté. C’est celle de dire : « Je m’en cogne. Je ne ferai pas ce truc » ou « Je vais le faire ». À part ça, vous êtes libre d’être ambitieux. C’est extrêmement important. Je crois que si vous êtes ambitieux mais que vous ne réussissez pas totalement, vous sentirez malgré tout quelque chose de gratifiant en vous. Et c’est cette ambition, vitale à mes yeux, qui est notre seule liberté !
Si on vous donne un budget de deux millions, vous pouvez rêver de donner l’apparence d’un film qui a un budget de vingt millions. Mais tout ne dépend pas du budget. Comme le disait Hideo, je m’engage toujours sur un projet avec mes pulsions les plus bizarres. Je fais un film d’action et dedans j’y mets une scène où les personnages boivent une bière et chantent Barry Manilow. Je fais un film où j’oppose un robot contre un Kaiju géant. Ou encore un film où les personnages n’ont pas de race ou de sexe distinct. Je pourrais même me lancer dans le genre le plus populaire, à savoir la romance gothique !
Oui, je suis un peu fou. J’écoute mes pulsions, et c’est-là toute la liberté nécessaire dont nous avons besoin. Toutes les autres libertés sont moindres. Il faut être ambitieux, il ne faut jamais vous autocensurer. Je l’ai dit à de multiples reprises, je crois que le succès c’est de foirer selon ses propres critères. J’imagine donc que j’ai énormément de succès.
Geoff Keighley : Tous les deux, vous êtes également de grands consommateurs de films, de BD, etc. Mais vous passez également énormément de temps à écrire des scénarii. Comment organisez-vous votre temps ?
Hideo Kojima : Nous n’avons que 24 heures dans une journée. Peu importe l’avancée technologique, même si je deviens immortel. Une journée durera toujours 24 heures. Les questions qui se posent alors sont « comment utiliser ces 24 heures ? » et « Si on s’empêchait de dormir, pourrait-on passer ces 24 heures entières à créer ? » La réponse est non. Ce n’est pas possible. Il vous faut du temps pour voir des films, pour faire ce qu’il vous plaît, pour rendre visite à votre famille. Une fois que vous avez organisé votre emploi du temps, alors seulement vous pourrez produire un résultat. Il faut que vous puissiez consommer pour produire, autrement vous ne pouvez pas être créatif.
Guillermo del Toro : Je crois aussi que vous devez être sans cesse curieux. Toutefois, même si on dédiait notre journée et notre vie entière à consommer de la culture, on aurait un angle mort. De la culture à l’actualité, il faut que vous fassiez le tri dans ce que vous regardez. Vous devez déterminer votre angle mort. Il y a certains films qui ne vous font aucun effet, que vous n’irez pas voir. Quand je le fais, j’essaie d’être un spectateur conscient. J’essaie de regarder ou de lire les choses que j’aime avec mon Être tout entier. Quand je regarde un film, j’évalue énormément de trucs en même temps. Toutefois, mon lien primaire reste l’émotion.
Parfois, on trouve de l’inspiration là où on s’y attend le moins, comme un concert ou un opéra. Et même sur le coin d’une page d’une BD ou dans la vie. Je crois qu’on arrive à un point où il faut qu’on fasse attention à notre vie virtuelle et à notre vie réelle. Elles deviennent de plus en plus précieuses. Vous devez trouver du temps pour ces deux choses, de même pour s’asseoir et pour parler de tout et de rien pendant 20 minutes avec quelqu’un que vous aimez. Je pense que c’est un équilibre très délicat que personne n’a encore jamais maîtrisé aujourd’hui. C’est ça aussi, « être humain ».
Geoff Keighley : Avant de conclure, avez-vous un jeu ou un film qui vous a récemment inspiré ?
Hideo Kojima : Il ne s’est écoulé que deux mois cette année. Mais j’ai vu le film hongrois Son of Saul. La caméra est constamment proche du personnage principal et la mise au point est toujours centrée sur son visage, de sorte que le reste de l’image est flou. Pendant presque tout le film, la caméra suit le personnage au pas.
Ce film se déroule à Auschwitz. Ce qui est intéressant, c’est que normalement on peut dire beaucoup choses dans une scène lorsque celle-ci ce situe dans le cadre de l’image. Ce n’est pas le cas dans ce film. C’est le contraire. Tout se situe en dehors du cadre. C’est vraiment impressionnant ! C’est pourquoi je recommande chaudement ce film. Je pense qu’on pourrait également appliquer cette technique dans un jeu vidéo.
Guillermo del Toro : Si vous voulez savoir ce que je regarde, faites donc un tour sur mon compte Twitter de gros lard ! J’y recommande un film, un livre ou un artiste chaque jour.
Geoff Keighley : Des jeux aussi ?
Guillermo del Toro : J’essaie. En ce moment, je suis bloqué dans Fallout 4. Je me fais beaucoup tuer. Sinon, pour moi, l’expérience de ces derniers mois que je ne suis pas prêt d’oublier, ça a été de faire partie du jury à Cannes, où Son of Saul a été récompensé. Cette expérience m’a remis d’aplomb. Tous les films que j’y ai vus étaient bons. Je suis plein d’énergie à chaque fois que je vois un nouveau film. Mais si je devais en conseiller un seul, plus récent, aujourd’hui, je choisirais The Revenant. Un choix plutôt chauvin.
Geoff Keighley : Merci infiniment d’avoir pris le temps de discuter avec nous, Guillermo del Toro.
Guillermo del Toro : Arigatou gozaimasu !
Geoff Keighley : Et merci Hideo pour tout ce que vous avez fait ! C’était super de vous avoir en personne aujourd’hui ! Vous nous avez manqué en décembre [lors des Game Awards] et c’est super de voir que vous êtes revenu parmi nous. On a hâte de voir ce que vous nous réserverez tous les deux ! Merci.
Un régal à lire !
Merci!
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Geoff Keighley : Guillermo, comme il s’agit d’une conférence sur le jeu vidéo, vous avez vous-même tenté de vous lancer dans ce domaine, avec des titres comme Insane, puis Silent Hills avec Hideo —
Guillermo del Toro : Bordel de merde !
J’ai explosé de rire !