En diffusant une courte vidéo au Tokyo Game Show 2018 pour présenter un nouveau personnage de Death Stranding, Hideo Kojima aurait-il levé le voile sur l’un des concepts-clés de son prochain jeu ? C’est ce que suggère l’imagination des fans, quand on la met en perspective avec certaines obsessions du créateur de Metal Gear.
Un paysage désolé, un homme au masque doré, une chimère visqueuse… Pas de doute, c’est bien Death Stranding qui a fait une brève, mais captivante apparition au Tokyo Game Show 2018 en septembre dernier. L’extrait ne dure qu’une minute mais il n’en fallait pas davantage pour voir fleurir de nouvelles théories sur l’histoire et le gameplay du jeu.
En particulier, un utilisateur de Reddit nommé Boomspark s’est penché sur les répliques de Troy Baker dans la vidéo. Et ses observations constituent une base solide pour tenter d’imaginer ce que nous réserve Kojima Productions.
(En italique bleu : des extraits de la traduction littérale du script japonais par un utilisateur de Twitter)
Simple discours d’introduction à un boss, comme on en a déjà entendu des centaines dans d’autres jeux? Peut-être. Mais la mention d’un « changement de règles » n’est pas tombée dans l’oreille d’un sourd et a incité Boomspark à creuser les relations entre les différentes « entreprises de livraison » du jeu.
« Je pense que les règles dont il parle font référence à un code d’éthique implémenté par Star (l’entité assimilée à Bridges dont le symbole est une « étoile d’araignée »). En toute logique, si on se fie à cette vidéo, Troy (ndlr : l’homme au masque doré) devrait être en mesure de tuer Sam très facilement. Alors pourquoi ne le fait-il pas, à cet instant précis ? »
« Je pense que Star n’est pas une entreprise en elle-même, mais un code d’éthique et de règles que chaque entreprise doit suivre, en tout cas dans les grandes lignes. Je suppose que la raison pour laquelle Star est associée à Bridges, c’est parce que Bridges est la plus grande entreprise, celle qui a implémenté ces règles (et le logo symbolise peut-être les différentes entreprises reliées entre elles par une loi). »
« Il serait peut-être interdit aux livreurs et autres employés de ces entreprises de s’attaquer les uns aux autres de manière directe pendant leur travail. Enfreindre cette loi pourrait avoir de graves conséquences. Mais pourquoi les entreprises accepteraient-elles cette règle ? Mon idée, c’est que dans Death Stranding, l’humanité est foutue. Complètement. Pourtant, si les entreprises acceptent d’observer entre elles une sorte de respect mutuel, elles ont une petite chance de reconstruire le monde. »
« Puisque, dans cette vidéo, Sam porte, en quelque sorte, un « paquet », l’homme au masque doré se rend compte qu’il ne peut pas s’attaquer directement à lui. C’est pourquoi il invoque le monstre. Je pense donc qu’il y a un moyen de contourner les règles de Star, sans techniquement les enfreindre. »
Qu’elle se révèle vraie ou non dans ses détails, cette hypothèse est intéressante pour plusieurs raisons.
Le concept d’attaque indirecte et donc de « proxy » (entité intermédiaire entre deux camps d’un conflit) a toujours été au cœur des jeux de Hideo Kojima. Vu la place centrale que cette problématique occupe dans Peace Walker et MGSV, on peut l’imaginer faire son retour dans Death Stranding.
Bien qu’il soit un « col bleu » et non un soldat – un livreur de légende (d’après la version japonaise) et non un mercenaire de légende – Sam Porter Bridges reste pourtant le prototype du parfait petit proxy, comme tant d’autres personnages de Hideo Kojima avant lui.
Dans MGS1 et MGS2, Ocelot utilisait déjà le mot « livreur » pour décrire le rôle de Snake et, à travers lui, celui du joueur : un homme isolé, dépourvu des éléments nécessaires à la compréhension de la situation, facilement exploitable par un camp du conflit pour porter atteinte à l’autre. Des utilisateurs de Reddit s’appuient justement sur la mythologie égyptienne pour anticiper, dans le scénario de Death Stranding, divers scénarios de trahison bien connus des fans de Metal Gear.
Comme Solid, Raiden, Naked et Venom avant lui, Sam Bridges est à la fois une marionnette dans son monde et dans le nôtre. Cette mise en abyme typique de Hideo Kojma s’annonce particulièrement intéressante dans Death Stranding si on part du principe que le joueur, qui participe indirectement aux évènements du jeu, sera dans la peau d’un avatar lui-même contraint à des interactions indirectes avec ses semblables.
Pour l’instant, deux personnages de Death Stranding sont, a priori, identifiables en tant qu’antagonistes : celui joué par Mads Mikkelsen, ainsi que l’homme au masque doré. Cependant, on a entendu à plusieurs reprises qu’ils ne peuvent pas être enfermés dans un seul rôle. C’est ce que laissaient entendre en 2017 Mads Mikkelsen et Hideo Kojima ainsi que, cette année au TGS, le doubleur japonais de l’homme au masque doré.
Dans le monde de Death Stranding, il est donc possible, selon une tradition fermement ancrée dans l’œuvre de Hideo Kojima, que nos alliés et ennemis ne soient perçus ainsi qu’en termes relatifs. Ceci est souligné par le thème récurrent de la chiralité : de la même manière que nos mains sont identiques et pourtant opposées, les personnages de Death Stranding – qui semblent parfois être le miroir l’un de l’autre – peuvent tout à fait mener une « collaboration compétitive » qui ne serait pas sans rappeler, par exemple, celle de Zero et Big Boss.
Une telle coopération à double tranchant pourrait être un bon moyen d’inviter le joueur à utiliser la corde. Car, si l’objectif du jeu est de « reconstruire le monde », pourquoi irait-on mettre des bâtons dans les roues des autres personnes (ou joueurs) qui tentent d’accomplir le même but ?
La réponse nous est, une fois encore, familière : la domination culturelle. La saga Metal Gear elle-même accorde une place importante à la « reconstruction » du monde suite à la mort de The Boss, vécue comme un cataclysme, le Big Bang de la série. Cipher et Big Boss ne s’opposent pas sur leur mission commune, celle d’unifier le monde. Ni même sur la manière d’y parvenir : de part et d’autre, il s’agit d’une stratégie de domination, de subjugation totale de l’identité des autres (le pauvre Venom en fait les frais). En fait, la seule chose qui oppose Zero et Big Boss, c’est leur attachement à leurs valeurs respectives. Le modèle culturel à partir duquel ils souhaitent construire le monde.
Il s’agit donc d’une « guerre des mèmes »… A l’image de toutes les autres guerres, dirait probablement Hideo Kojima. Cette conviction, il la tire de son expérience personnelle. Son propre conflit avec Konami était d’ordre culturel. Mais il sait qu’il n’aurait jamais pu imposer ses propres mèmes sans l’appui logistique de son mécène. Bref, en matière de cordes et de bâtons, d’attaques indirectes et de contournement des règles, Hideo Kojima s’y connaît.
Il a acquis cette expérience au fil des rivalités entre les différents départements d’une même entreprise. Un univers en apparence harmonieux où, en réalité, chacun tire son épingle du jeu sans pour autant faire échouer l’objectif commun (Skull Face pousse ce principe à l’extrême en sortant de l’ombre de son département pour détruire celui de son rival, et favoriser ainsi propre sa vision du monde).
Dans ce contexte, il n’y a effectivement ni ami, ni ennemi. Rien qu’une mission commune, qui doit être menée en dépit des inévitables différences d’identité de chacun.
Pour avoir une petite chance de reconstruire ensemble le monde, il semble donc que les entreprises de livraison dans Death Stranding vont devoir coopérer en dépit de leurs valeurs différentes… C’est-à-dire « coexister », comme le dit Kaz dans MGSV alors qu’il parle à son futur meurtrier de leurs façons opposées de voir l’avenir.
C’est la conclusion de Phantom Pain : si on veut arriver quelque part, « il va bien falloir s’habituer à coexister ». Elle se rapproche de la double morale de la saga Metal Gear Solid : non seulement il faut avoir le courage de vivre pleinement sa vie, en se forgeant sa propre identité plutôt qu’en adoptant celle qu’on nous a transmis arbitrairement (MGS1, MGS2, MGS3), il faut aussi laisser aux autres l’opportunité de faire de même (MGS4, Peace Walker, MGSV). En d’autres termes, pas de « Sons of Liberty » sans « Let the World Be ». Contrairement aux apparences, la devise d’Old Snake (qui correspond à l’utopie de The Boss) n’invite pas à baisser les bras mais, au contraire, à se battre pour que la liberté de chacun soit reconnue et défendue.
Le mode FOB de MGSV est une lecture bien pessimiste de cette leçon : dans un environnement de guerre par procuration constante, où nos identités diverses se résument en fait aux symboles stériles d’une gloire passée, chaque joueur dispose d’une marge de manœuvre qui se superpose à celle des autres. Ce microcosme forme une économie de guerre qu’il est impossible d’unifier dans la paix (le désarmement), car personne ne peut y construire quoi que ce soit sans piétiner ou soumettre les autres. Les règles (et le game design tout entier de TPP) favorisent l’usage du bâton par défaut. L’apparition d’une corde ne peut qu’être laissée au hasard des relations entre les joueurs.
Et si Death Stranding se réappropriait ce mode de jeu en lui retirant son cynisme ? Ce serait peut-être la clé de l’énigme que Hideo Kojima a passé sa carrière à résoudre : comment transformer une guerre stérile en construction commune et fertile… En d’autres mots, comment ouvrir de nouveaux horizons au jeu vidéo englué depuis toujours dans le cercle de vengeance du « game over / retry ».
Mission impossible ? Pas si l’on en croit Lindsay Wagner. C’est la résolution (au moins partielle) de cette énigme qui l’aurait convaincue de se joindre au casting de Death Stranding. Tuer et être tué pour se relever et tuer encore plus : d’une manière ou d’une autre, c’est l’équation qui sert de base à l’écrasante majorité de nos aventures vidéoludiques, quel que soit l’habillage qu’on prête à cette activité. En redéfinissant les règles qui régissent nos relations virtuelles, Death Stranding parviendra-t-il à trouver une alternative crédible et intéressante à ce système ancestral ?
- Kenjiro Tsuda doublera le personnage de Norman Reedus en japonais (comme il a l’habitude de le faire pour cet acteur). Hideo Kojima est convaincu qu’il s’agit du meilleur choix possible. Il apprécie particulièrement le fait que la voix de Tsuda lui rappelle celle de Steve McQueen.
- Akio Otsuka doublera Tommie Earl Jenkins, c’est-à-dire un personnage au nom encore inconnu qui sera le commandant de l’unité de Sam Bridges.
- Kikuko Inoue doublera Lindsay Wagner. Elle est la voix de The Boss dans la série Metal Gear Solid.
- Nana Mizuki doublera Léa Seydoux. Elle est aussi la voix de Paz dans PW et MGSV. Elle a précisé que le parapluie « Fragile » du personnage de Seydoux est en quelque sorte une métaphore du personnage lui-même.
- Satoshi Mikami doublera Troy Baker (l’homme au masque doré), comme il l’a fait dans MGSV avec le personnage d’Ocelot.
- La voix japonaise de Mads Mikkelsen est encore inconnue.
- Guillermo del Toro prêtera bel et bien ses traits à un personnage du jeu mais, pour des raisons de disponibilité, sa voix sera assurée par un autre acteur. Il s’agira en effet du personnage qui parle le plus dans le jeu. Le deuxième personnage le plus bavard, selon Hideo Kojima, est celui joué par Tommie Earl Jenkins.
- À propos de l’extrait vidéo : Hideo Kojima a confirmé qu’il est suivi d’une séquence de gameplay dans laquelle on pourra affronter la créature ou s’enfuir.
- À propos de la date de sortie : Hideo Kojima a malicieusement déclaré qu’elle n’avait « pas (encore) changé », mais qu’elle ne saurait tarder à être révélée.
On remarque immédiatement un changement rédactionnel, dans la manière d’analyser aussi. Il m’a fallu relire l’article une seconde fois, à tête reposée, pour mieux me concentrer sur tous les messages délivrés. ^^
Merci beaucoup pour cet article très intéressant (et fort bien rédigé)!
Super intéressant, merci beaucoup !
Quand aux règles, vous ne pensez pas que certains personnages pourront aussi changer les règles du monde ? Du genre, influencer la physique d’une manière ou d’une autre, influençant sur tout les aspects du jeu (un très bête exemple, en diminuant la gravité, les frottements,…) ? Vu que l’Homme au masque Doré en parle et possède un objet qui lui permet de réaliser un truc aussi extraordinaire que de dominer ce « jus d’esprit », je pense pas que ça soit de l’affabulation d’imaginer qu’on puisse trouver des objets qui nous permettent de modifier certaines variable constituante du monde, ce qui serait absolument dingue en terme de Game design et de gameplay 😀
Bon article, très heureux de voir de la vie sur Kojipro.be!
Ha Enfin Des News Super Merci 🙂