Hideo Kojima répond aux questions de Mark Cerny : « Death Stranding est l’un de mes plus beaux projets »

Mark Cerny et Hideo Kojima, le 13 juillet 2016

Lors de son voyage à Brighton, Hideo Kojima a répondu aux questions de Mark Cerny, à l’occasion d’une conférence.

Il y a quelques jours, Hideo Kojima s’est rendu à Brighton pour recevoir un prix de la part des organisateurs des Develop Awards 2016. Dans le cadre de cet événement, le Japonais était invité à répondre aux questions de son ami Mark Cerny lors d’une conférence.

Si Metal Gear est évidemment évoqué durant cet entretien, Hideo Kojima parle également de sa période « jeux d’aventure » qui précéda les premiers pas de Solid Snake sur PlayStation. Quant à Death Stranding, Hideo Kojima ne cache pas son engouement et sa sérénité pour ce qu’il considère déjà comme l’un de ses plus beaux projets.

Ken Mendoza, Hideo Kojima et Mark Cerny - Develop : Brighton 2016
Ken Mendoza, Hideo Kojima et Mark Cerny – Develop : Brighton 2016

Mark Cerny : Dans quel état d’esprit es-tu, après avoir reçu le « Development Legend Award » ?

Hideo Kojima : Je suis extrêmement reconnaissant et très heureux d’avoir été récompensé par ce prix. Je suis également ravi d’être à Brighton. C’est ici que vit Nick Cave, un artiste que j’affectionne beaucoup. À mon âge [Hideo Kojima va fêter ses 53 ans], quand on reçoit une récompense de ce genre, on se demande où on la placera pour la mettre en valeur le jour de la retraite. Mais je compte, personnellement, créer des jeux aussi longtemps que je vivrai. Cette philosophie me donne des ailes.

Mark Cerny : Je crois savoir que 2016 est ta trentième année en tant que créateur de jeux, ce qui est déjà très impressionnant en plus de ton succès. Comment es-tu entré dans l’industrie du jeu vidéo ? Quels étaient tes objectifs de départ ?

Hideo Kojima : Il y a trente ans, je voulais faire des films au Japon, principalement dans ma région natale du Kansai. Malheureusement, c’était un rêve qui m’était peu accessible. Je me suis donc tourné vers ce que je pouvais faire seul, comme l’écriture de romans. J’en ai d’ailleurs écrit quelques-uns.

À l’époque, nous n’avions que la Famicom (NES) et la Sega Master System. Bien que les jeux n’étaient pas aussi intenses que ceux d’aujourd’hui, j’ai très vite compris que ce média était très intéressant et plein d’avenir pour raconter des histoires. C’est la raison pour laquelle je me suis lancé dans la création de jeux vidéo.

Hideo Kojima (1994)
Hideo Kojima (1994)

Mark Cerny : Qu’est-ce qui a changé dans l’industrie du jeu vidéo, durant ces trente dernières années ?

Hideo Kojima : Mark, tu connais bien le sujet. Le jeu vidéo a complètement changé. À commencer par l’expression des personnages, par exemple. À l’époque, ils ne représentaient que quelques points à l’écran. Leurs voix n’étaient que des bips. C’était très différent des jeux d’aujourd’hui. Nous étions très rapidement confrontés aux limitations techniques. C’était difficile de raconter une histoire. Comme dans une partie d’échecs ou de cartes, il y a des règles [comparables aux limitations techniques] et nous devions les assimiler.

Aujourd’hui, trente ans plus tard, nous pouvons réaliser tellement de choses avec les personnages, la musique et les cinématiques. Nous pouvons faire aujourd’hui ce que les films font depuis toujours. Mais je ne me plains pas de cette époque. Même si c’était très difficile, il y a trente ans, je ne regrette pas d’avoir choisi cette voie. Et je peux réaliser, aujourd’hui, tout ce que je rêvais de faire à mes débuts !

Mark Cerny : Ton premier jeu est Metal Gear, sorti en 1987. Comment as-tu réussi à y glisser certaines inspirations de ton amour pour le cinéma ?

Hideo Kojima : À l’époque, il n’y avait que le joueur et les ennemis dans les jeux vidéo. Le principe consistait à ce que les ennemis attaquent le joueur. Mais il n’y avait pas vraiment de raison ou de mobile à cela. Avec Metal Gear, je voulais ajouter cette dimension. Expliquer la rancœur des ennemis envers le joueur.

Publicité japonaise de Metal Gear 2 : Solid Snake - 1990
Publicité japonaise de Metal Gear 2 : Solid Snake -1990

Mark Cerny : Entre Metal Gear 2 : Solid Snake (1990) et Metal Gear Solid (1998), la série a connu un très grand bon technologique. Comment as-tu géré cette avancée pour réaliser le Metal Gear Solid que l’on connaît aujourd’hui ?

Hideo Kojima : Metal Gear et Metal Gear 2 ont été réalisés sur MSX. À ce stade, l’histoire de la saga était bouclée. J’ai donc commencé à travailler sur d’autres jeux d’aventure.

À l’époque, Metal Gear avait été conçu pour être un jeu de cache-cache, comme dans la vraie vie. Vous pouviez vous cacher sous une table, par exemple. Le joueur et le personnage [Snake] se sentaient connectés. Ensemble, ils ressentaient la tension de l’ennemi qui le traque, en priant de ne pas être découverts. Mais à l’époque il n’y avait pas de polygones, tout était fait en 2D. Nous n’avions pas d’autre choix que de créer un jeu avec une vue placée au dessus des protagonistes.

Mark, toi tu as travaillé sur le hardware et le software. Moi je ne suis qu’un game designer. Je peux exprimer visuellement ma vision, mais je ne maîtrise pas la programmation et le codage. Quand j’ai commencé dans le milieu avec Metal Gear, j’étais encore un bleu. Tous les programmeurs avec qui je travaillais avaient, évidemment, plus d’expérience que moi. Dès lors, quand je leur demandais de faire bouger le personnage d’une certaine manière, soit ils ne me comprenaient pas, soit ils étaient en désaccord avec moi. Il m’était donc impossible de réaliser un jeu d’action tel que je le désirais.

Après Metal Gear 2, je me suis lancé dans des jeux d’aventure. Là, je pouvais contrôler la plupart des aspects du jeu, notamment grâce au script. J’ai donc commencé à faire tout, tout seul, en déterminant que telle action actionnerait telle animation, par exemple. C’était une expérience très satisfaisante.

Policenauts - 1994
Policenauts – 1994

Plus tard, j’ai appris l’existence de la fameuse PlayStation et ses polygones. Certes, la saga Metal Gear était déjà bouclée. Mais grâce à la PlayStation, je me suis dit que je pouvais enfin réaliser ce que j’avais toujours rêvé de faire. C’est grâce à la technologie qu’offrait la PlayStation que Metal Gear Solid a pu être possible.

Je me suis alors décidé de travailler à nouveau avec des programmeurs pour créer des choses que je ne pouvais réaliser seul. Pendant que je travaillais sur Snatcher et Policenauts, je faisais beaucoup de choses moi-même avec des outils qui m’étaient familiers. Mais je me rendais compte que je n’avançais pas vraiment. Travailler sur Metal Gear Solid, c’était me tourner de nouveau vers les nouvelles technologies !

Donc, la technologie m’a influencé, sans aucun doute. Toutefois, lorsque je pense à un jeu dans ma tête, je réfléchis à de très nombreux détails, tels que les odeurs ou la température d’un lieu, par exemple. C’est toute une réalité qui se dessine dans ma tête, tout un contexte. À partir de cet univers, je m’interroge ensuite sur ce qu’il est possible de réaliser ou non avec la technologie existante. J’essaie aussi de prévoir la façon dont la technologie évoluera dans un futur proche. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour laquelle je ne pourrai jamais m’arrêter de créer des jeux vidéo.

Grâce aux polygones, nous pouvons faire ressentir aux joueurs ce que ça fait que de se cacher dans un casier quand ils sont traqués. Et grâce à la VR [Réalité Virtuelle], le jeu vidéo n’est plus limité par le cadre de l’écran. Il est désormais possible de regarder tout autour de soi. Une nouvelle dimension émotionnelle est née. Tout cela évolue et change forcément le game design. Je pense que, aujourd’hui, les possibilités sont infinies !

Metal Gear Solid - 1998
Metal Gear Solid – 1998

Mark Cerny : Penses-tu qu’un jeu vidéo touche d’avantage le joueur, émotionnellement parlant, en créant des personnages ressemblant à la nature humaine ?

Hideo Kojima : Faire passer des émotions humaines ne fonctionne pas à tous les coups. Je pense que notre technologie actuelle peut, en effet, faire ressentir un certain degré d’émotion. La technologie évolue sans cesse. Transmettre des émotions sera plus évident à l’avenir.

Mark Cerny : Hideo, nous nous sommes rencontrés il y a vingt ans, lors d’une cérémonie. Tu y avais été récompensé pour Metal Gear Solid et moi pour Crash Bandicoot 3 : Warped. À l’époque, j’avais remarqué que tu faisais un effort considérable pour aller à la rencontre des autres développeurs. Quelles sont les motivations qui t’animaient ?

Hideo Kojima : Jusqu’en 1996, j’habitais dans le Kansai. Dans cette région, il n’y avait pas beaucoup de développeurs. En arrivant à Tokyo, j’ai rencontré de nombreuses personnes avec qui j’ai échangé beaucoup d’informations. Toi et moi, Mark, nous sommes proches depuis vingt ans. On dîne ensemble de temps en temps, on prépare parfois des plans machiavéliques. Mais en vérité, tu es dans cette industrie depuis bien plus longtemps que moi. Par exemple, je suis un grand fan de Marble Madness et Crash Bandicoot. Nombreux sont les bons jeux qui emplissent ton CV. Tu as plus d’expérience que moi !

Nous sommes tous les deux game designers. Mais toi, tu t’occupes également du hardware. Je ne pense pas qu’il y ait beaucoup de personnes qui sachent maîtriser tout ce que tu fais. Je ne te l’avais jamais dit, mais je suis un fan de toi et de ton travail. Il y a vingt ans, en discutant avec toi, je voulais en apprendre plus sur le hardware et le software. Et j’ai beaucoup appris depuis lors, grâce à toi !

Aujourd’hui, je travaille sur Death Stranding avec toi, Mark. Tu nous apportes le top du top en termes de technologie. Quand je crée des jeux, je me heurte souvent à des murs, à tel point que je dois abandonner certaines choses, ou faire des compromis pour que les choses fonctionnent, notamment sur le game design. Mais cette fois-ci, en travaillant avec toi, je sens que la technologie ne nous posera plus problème. Je suis confiant. Nous allons pouvoir réaliser quelque chose ensemble que personne n’a jamais encore vu auparavant. J’ai la certitude que Death Stranding sera ma plus grande oeuvre.

Death Stranding - E3 2016
Death Stranding – E3 2016

Mark Cerny : Hé bien ! Je n’ai pas envie de changer de sujet ! [rires] Tu t’inspires beaucoup de lieux ou d’autres œuvres. Tu lis beaucoup, tu regardes de nombreux films. D’ailleurs, je crois savoir que tu as vu Mad Max : Fury Road plus d’une douzaine de fois, notamment quand on a voyagé ensemble !

Hideo Kojima : J’essaie de m’intéresser à plus de choses possibles, pour faire travailler mon imagination. En étant sans cesse curieux, je veux provoquer une réaction en moi. Il se trouve, en effet, que j’aime beaucoup les films, les livres et la musique. Dès lors, j’essaie de rester constamment immergé dans la culture.

Idéalement, j’adorerais voyager autour du monde — comme aujourd’hui par exemple. En arrivant à Brighton, je vois des paysages qui ne me sont pas encore familiers. Je parle à des gens avec qui je ne parlerais pas habituellement. Je voudrais discuter avec des gens du monde entier, de cultures différentes, pour en apprendre plus sur eux. Malheureusement, le temps est limité et je ne peux pas réaliser ce rêve.

C’est pour cette raison que je m’inspire beaucoup de films, de livres et de musiques. Ces œuvres me permettent de découvrir des lieux et des époques très différents, mais aussi de rencontrer, dans un certain sens, des gens hétéroclites. Tout cela me motive pour créer d’avantage.

Mark Cerny : Que cela te fait-il d’avoir eu Solid Snake comme figure de proue durant des décennies ? Quel défi cela présente t-il ?

Hideo Kojima : Pas mal de défis, j’imagine. Je n’ai pas vraiment réfléchi à cette question. J’ai créé ce personnage il y a trente ans de cela. Je lui ai donné une personnalité, un cycle de vie, etc. Mais en réalité, je n’ai pas vraiment mis beaucoup de détails là-dedans. Je pense que c’est le temps qui lui a naturellement donné forme. Évidemment, en trente ans, les environnements et les situations politiques ont évolués. Si bien que j’ai essayé d’intégrer de manière naturelle tous ces éléments dans le personnage de Snake. Revenir sur la manière dont ce personnage a été créé est quelque chose pour moi à la fois d’étrange, mais tout aussi satisfaisant.

Artwork signé Yoji Shinkawa pour les 25 ans de la série Metal Gear - 2012
Artwork signé Yoji Shinkawa pour les 25 ans de la série Metal Gear – 2012

Mark Cerny : Cette année, tout le monde n’a que la VR à la bouche. C’est un sujet incontournable. Penses-tu que cette technologie changera quelque chose ? En tant que créateur, y vois-tu un avantage technologique ?

Hideo Kojima : Je pense que la VR ne changera pas seulement les jeux vidéo, mais aussi nos modes de vie, ainsi que tout le divertissement en général.

Les films sont nés il y a plus de cent ans, et ils ont profondément changé nos vies. Aujourd’hui, on peut même visionner des films sur nos smartphones. Mais nous sommes toujours limités par le cadre de l’écran. La VR nous permet enfin de nous en débarrasser ! On peut regarder à 360 degrés, tout autour de nous. Elle va forcément bouleverser beaucoup de choses.

Actuellement, les gens sont encore un peu déphasés par la VR en jouant. Toutefois, je pense qu’elle trouvera, petit à petit, sa place dans nos vies. Et bien que j’anticipe ces bouleversements, je voudrais me concentrer sur les changements que nous pouvons apporter dans le domaine du divertissement.

Mark Cerny : La VR peut être une expérience très isolée, ou très isolante. En ce qui concerne Death Stranding, c’est le contraire. Tu as expliqué que le thème du jeu était la « connexion ». Peux-tu nous en dire d’avantage à ce sujet ?

Hideo Kojima : En effet, j’en ai parlé lors de l’E3 2016. Death Stranding est un jeu d’action dans lequel on pourra exécuter des actions que l’on a déjà effectuées dans d’autres jeux vidéo à grand budget.

L’humanité a évolué en utilisant des outils. D’abord avec le bâton, ensuite avec le fil ou la corde. Le bâton servait aux hommes à repousser les menaces. Alors que la corde servait à lier ce qui nous était précieux. Ces deux outils ont participé à l’évolution humaine et à bâtir notre ère. À l’heure où nous parlons, la technologie a évolué de la 3D vers la VR. Toutefois, les jeux sont toujours basés sur le bâton, avec les armes à feu ou les coups de poing et les coups de pied.

Mais dans Death Stranding, bien que l’idée du « bâton » sera toujours présente, j’aimerais utiliser la « corde » pour lier les choses de manière naturelle. Actuellement, je ne veux pas entrer dans les détails, mais voilà en gros l’idée générale du jeu.

Mark Cerny : C’est tout pour mes questions, merci Kojima-san !

Death Stranding - E3 2016
Death Stranding – E3 2016
Questions du public

Pouvez-vous nous parler la place que prend l’empathie dans vos jeux, ainsi que votre envie d’informer les joueurs ?

Hideo Kojima : Dans les films, il assez facile de faire passer un sentiment d’empathie. Grâce aux plans de caméras, avec le jeu de lumière et à la musique, on peut montrer une scène à cent spectateurs, ils verront tous exactement la même chose. On peut donc faire sentir ce que l’on souhaite.

Mais dans les jeux vidéo, ce n’est pas le cas. On ne peut pas prévoir la façon dont va agir le joueur. C’est la raison pour laquelle, je passe énormément de temps à intégrer des éléments, des détails dans un jeu dont le joueur ne puisse douter de l’existence.

P.T. , le teaser jouable de Silent Hills - 2014
P.T. , le teaser jouable de Silent Hills – 2014

Avant Death Stranding, vous travailliez sur Silent Hills, qui a été annulé. — Rires de la part de Hideo Kojima — Non rassurez-vous. C’est une question sérieuse ! Silent Hills était un jeu d’horreur, donc bien différent de Metal Gear. Quand avez-vous commencé à faire des expériences sur la thématique de l’horreur et de jouer avec les peurs des gens ?

Hideo Kojima : Quand je travaillais sur Metal Gear, c’était pour moi une sorte de jeu d’horreur car je voulais faire vivre le stress et l’anxiété au joueur qui ne veut pas se faire repérer. Mais l’horreur que je voulais intégrer dans P.T. et Silent Hills était différente. C’était, ici, une peur de l’inconnu. Je n’y ai pas beaucoup réfléchi mais j’ai voulu explorer consciemment un type d’horreur autre que celle dont j’avais l’habitude d’user.

A propos Sheen et Polo 7 Articles
Il arrive parfois que Polo et Sheen travaillent ensemble sur un même article. L’adage ne dit-il pas que l’union fait la force ? À moins que ce ne soit « on ne change pas une équipe qui gagne. »

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