De nombreux médias ont récemment pu s’entretenir avec Hideo Kojima à l’occasion de la Gamescom ou du Tokyo Game Show. L’interview de Game Informer nous a semblé particulièrement pertinente : nous l’avons donc traduite ici en français. Attention, veuillez noter que si vous avez décidé de ne pas suivre les dernières révélations concernant Death Stranding (notamment les séquences de gameplay présentées au TGS), le contenu de cette interview pourrait vous gâcher le plaisir de la découverte.
Si vous souhaitez regarder ces séquences, elles sont disponibles ici avec des sous-titres en anglais :
De toutes les nouveautés que vous avez dévoilées lors de la première présentation au TGS, quelle est celle dont vous étiez le plus enthousiaste de pouvoir enfin parler ?
Hideo Kojima : Jouer au jeu provoque un sentiment de solitude parce que d’habitude, vous jouez seul, même si vous êtes en ligne. Beaucoup de gens jouent sur leur canapé et peut-être qu’ils se disent : « oh, je suis seul, et je dois avoir l’air bizarre à jouer tout seul comme ça. » Et c’est ce que vous faites, encore et encore. Vous voyagez avec BB et peut-être que vous vous sentez seul. Norman [Reedus] lui aussi l’a compris – vous devez vous débrouiller tout seul. Mais à un certain moment, vous vous rendez compte qu’il y a quelqu’un de vraiment semblable à vous qui a ressenti cette solitude, parce que vous voyez cela en étant indirectement connecté. Comme dans un cinéma où il y aurait 200 ou 300 personnes qui regardent un film ensemble.
Mais avec les jeux d’aujourd’hui, on joue d’habitude tout seul dans sa chambre. Et soudain, on s’ouvre à un monde : « Tiens, je ne suis pas le seul ici. » Et je suis vraiment heureux que beaucoup de gens l’aient compris. Je pense que c’est la partie la plus réussie. Bien sûr, vous ne pouvez pas voir les visages des autres, mais vous pouvez voir leurs empreintes et leurs traces. Vous pouvez donc ressentir la présence des autres, ou penser à eux.
Et les joueurs reçoivent des réactions supplémentaires sous la forme de « likes ». Mais que peuvent-ils en faire exactement ?
Hideo Kojima : En fait, je me suis disputé à ce propos avec mon équipe. Dans un jeu, on remporte toujours plus d’argent, ou plus de gloire, ou plus de compliments, pas vrai ? C’est comme ça que fonctionnent les systèmes de jeu aujourd’hui – si on fait quelque chose, on veut quelque chose en retour. Au début, nos employés d’origine asiatique ont dit : « Mais Hideo, personne ne va jamais comprendre ça. À part peut-être les Japonais. » J’ai répondu : « C’est pour ça que je veux que les gens le fassent dans le jeu. » A ce moment-là, ces employés ont dit : « Il faut leur donner des compliments, ou des points, ou quelque chose d’autre ». Mais alors, ce serait comme un jeu normal – n’importe quel autre jeu. Alors j’ai dit : « Donner des likes, c’est donner son amour, sans condition. »
Mais, bien entendu, vous pouvez voir combien de likes vous avez. C’est donc, en un sens, une petite récompense. Si vous utilisez un élément placé par un autre joueur, un like sera envoyé automatiquement. Mais vous pouvez aussi en envoyer d’autres, comme un pourboire. Je ne prétends pas être brillant d’avoir pensé à cette idée car, en fait, c’est un mélange des moeurs japonaises ; au Japon, il n’y a pas de pourboire, mais on sait qu’on reçoit un très bon service. Alors qu’en Amérique, il y a un système de pourboire où les serveurs et serveuses font de leur mieux parce qu’ils veulent recevoir un pourboire. C’est donc quelque chose de transversal dans le jeu.
Ce que je voulais vraiment faire, c’est éviter de donner des « pouces en bas ». Je ne voulais rien proposer de négatif dans ce jeu ; c’est d’une intention positive que provient cette idée. Avec les SMS et l’Internet aujourd’hui, il y a des likes et des pouces en bas. Pour moi, le pouce en bas, c’est comme le bâton – c’est une attaque. Mais c’est pour cette raison qu’il s’agit d’une intention positive dans le jeu ; si [vos objets] récoltent peu de likes, ils peuvent disparaître, et ceux qui ont beaucoup de pouces en l’air resteront, mais ce n’est pas négatif.
Donc, l’idée n’est pas tant d’inciter les joueurs à donner des likes que d’unir tout le monde pour rendre le monde de Death Stranding aussi solidaire que possible ?
Hideo Kojima : Oui, parce que le décor du monde est l’univers le plus sombre et le plus vil auquel vous pouvez penser. Votre solitude, vous êtes seul – l’intrigue elle-même est un scénario des plus pessimistes. Alors, pourquoi ne pas mettre en place un système qui soit vraiment plus positif que négatif ?
Nous avons vu plusieurs trailers cryptiques de Death Stranding au fil des années. Où se situe le jeu final entre une narration ambiguë – quelque chose de semblable à Twin Peaks – et une manière plus directe de procéder ?
Hideo Kojima : Je n’ai pas du tout menti – je crée seulement l’histoire telle quelle. Dans les trailers, j’ai juste peut-être ôté des scènes intermédiaires, mais si vous jouez du début à la fin, vous comprendrez car tout est connecté. Toutes les intrigues sont comme rétablies, de même que toutes les petites histoires et les choses comme ça… Mais je suis un très grand fan de David Lynch, bien évidemment, donc voilà…
Sam doit s’occuper de beaucoup de choses – sa santé, son équipement, etc. Beaucoup de gens se tournent vers les jeux pour échapper à ce genre de responsabilités. Comment abordez-vous le fait de prendre ces tâches d’entretien banales et de les mettre dans un jeu sans que cela soit ressenti comme une corvée ?
Hideo Kojima : Auparavant, en design, il fallait créer une règle parce qu’on ne pouvait pas avoir une approche parfaitement réaliste, n’est-ce pas ? Dans nos vies de tous les jours, il y a bon nombre de mécanismes que l’on doit assumer, comme vous dites, et on se doit de trouver un équilibre dans tout ce que l’on fait, comment nous nous gérons et comment nous vivons. Et donc, j’ai voulu libérer le concept même de game design avec lequel, par le passé, nous devions vivre car nous n’avions pas la technologie adaptée. Nous avons toujours créé une règle, comme par exemple la barre de vie fonctionne comme ceci, et un coup enlève autant de santé. Dans Death Stranding, je voulais ajouter la véritable essence des choses.
A titre d’exemple, dans n’importe quel jeu, vous pouvez porter autant d’items que vous voulez – même dans Metal Gear, c’était illimité. Bien sûr, on ne peut pas faire ça dans la vraie vie, pas vrai ? On doit choisir d’emporter telle ou telle bouteille quand on grimpe une montagne. Voilà pourquoi j’ai inclus cette idée ; beaucoup de jeux ont abandonné ce genre de règles. Cette fois, si vous êtes dans une rivière, vous pouvez dériver – et c’est la même chose dans la vraie vie. Donc, c’est le genre d’artifice et de mécanisme que j’ai en quelque sorte recréés, et que d’autres jeux – même mes jeux d’autrefois – se devaient de déformer, en un sens.
Mais l’autre chose à propos de ça, c’est que vous pouvez aller où bon vous semble dans le monde. Par le passé, même si les jeux étaient en « open-world », il y avait des limitations que vous ne pouviez pas franchir. Par exemple, il y avait des vallées où vous ne pouviez pas aller… Mais dans ce jeu, vous pouvez aller partout. Vous établissez des itinéraires et vous voulez savoir ce qu’il se passe au-delà. Avec ce jeu… Je pense que vous ne comprendrez pas si je le dis juste comme ça, mais une fois que vous commencez à jouer, le simple fait de marcher dans ce monde est véritablement intéressant. Je me suis rendu compte que, lors de mes contrôles des sessions de test du jeu – même celles des employés – ils ne comprenaient rien au début… Mais dès qu’ils ont réellement commencé à jouer, ils ont remarqué que le simple fait de marcher dans l’espace du jeu est amusant.
Et maintenant, tout le monde va dire : “Oh, c’est un simulateur de marche !”
C’était pareil quand j’ai conçu pour la première fois un jeu d’infiltration. Si 100 personnes y jouent et que 100 personnes disent que c’est amusant, cela veut dire que le genre ou le jeu existe déjà. Mais c’est un tout nouveau genre – comme pour l’infiltration à l’époque, il y aura des gens qui ne comprendront pas. Ca prendra du temps pour que les véritables évaluations arrivent.
Disons qu’un joueur a fini le jeu et qu’il regarde le générique de fin. Dans le meilleur des cas, que voulez-vous que le joueur se mette à penser à ce moment précis ?
Hideo Kojima : Hé bien, je ne devrais pas vraiment le dire et laisser les joueurs le découvrir. Mais le thème du jeu est la connexion ; vous en comprendrez la signification. Comme dans les fictions, ou les jeux, ou même sur Internet – tout s’enchaîne, et vous voyez le générique de fin… Mais bon, je veux juste surtout que les gens finissent le jeu.
Ce n’est pas un bon exemple mais si vous grimpez le Mont Fuji pour voir le lever du soleil – au Japon, beaucoup de personnes le font – c’est vraiment difficile de parvenir au sommet. Sur le chemin, certaines personnes risquent d’abandonner. Par contre, une fois qu’on est tout en haut et qu’on peut voir toute la montagne, ça fait pleurer. C’est la même chose avec notre jeu ; les gens qui n’iront pas jusqu’à la fin ne seront pas vraiment émus. Bien évidemment, je laisse ça entre les mains des joueurs.
En quoi le concept du réseau chiral diffère de notre communication contemporaine ?
Hideo Kojima : C’est la « théorie de la lettre ». Par le passé, la communication n’était pas en temps réel. Prenons l’exemple d’un mari qui aurait jadis écrit une lettre depuis le champ de bataille : « je ne sais pas quand je vais mourir ». Il l’envoie, cela prend quelques mois avant d’arriver et son épouse la reçoit et la lit. Il y a alors un moment où elle va penser : « il est peut-être mort ». L’épouse doit imaginer ce qu’il était en train de penser au moment de l’écriture – et c’était ça, la communication, à l’époque. De nos jours, c’est beaucoup plus instantané.
L’idée, c’est de soucier des autres [NDLR : comme dans d’autres interviews, notamment celle de Gamespot, le terme japonais utilisé ici est probablement « omoiyari ». Difficile à traduire, il évoque une forme extrême d’empathie, au point de se mettre entièrement à la place de quelqu’un d’autre]. Ce n’est pas direct. J’ai voulu retranscrire ça avec l’Internet que nous avons aujourd’hui. Si quelqu’un pose une tasse là, dans Death Stranding, vous pourriez vous demander : « Est-ce que cette personne l’a délibérément posée ici ? Est-ce qu’elle avait l’obligation de se séparer du chargement ? ». Et vous y pensez. C’est comme cette théorie de la lettre. Dans cette ère de communication directe, j’ai voulu créer une communication indirecte, utilisant la technologie d’aujourd’hui, de façon à ce que vous ressentiez davantage de choses pour les autres. Comme ça se faisait à l’époque – le XXe et le XIXe siècle – lorsque les gens avaient la nécessité de penser aux autres dans la communication. De nos jours, on oublie ça, parce que nous sommes tellement directs. Je peux vous joindre via FaceTime à n’importe quel moment. Donc, maintenant, si je vois votre tasse, je peux vous téléphoner et demander « Hé, pourquoi cette tasse est posée là ? ». Mais dans Death Stranding vous ne pouvez pas. Vous avez la nécessité d’y réfléchir.
Et donc, avec cette expérience, si vous posez une tasse, vous devez vous demander : « À quoi vont penser les gens si je la pose là ? ». J’espère que de cette manière, les sentiments des gens les uns par rapport aux autres vont s’approfondir dans Death Stranding, en raison de la façon dont cela est connecté.
Et dans le contexte de l’univers, quand vous allez voir un « prepper » [NDLR : les survivants dans Death Stranding] par exemple, et que vous le connectez au réseau chiral, est-ce que ça revient tout simplement à le connecter à une meilleure connexion internet ?
Hideo Kojima : En fait, il y a 3 trois niveaux dans ce réseau chiral. Dans l’intérêt de Bridges, vous connectez l’est à l’ouest, et ils veulent que vous rejoignez les UCA – United Cities of America. Lorsque vous vous connectez, vous pouvez utiliser les services des UCA mais, en même temps, ils récupèrent vos informations 24 heures sur 24. C’est comme 1984. Certaines personnes peuvent ne pas aimer ça et dire : « je ne vais pas me connecter aux UCA parce que nous allons répéter les mêmes choses que par le passé ». Comme Trump, l’UE, ces choses-là. C’est une métaphore. Cependant, si vous vous rapprochez d’eux, ils commenceront à dire : « OK, je vais me connecter ».
Un grand nombre de « preppers » signent un simple contrat de connexion à Bridges. Le réseau est là, mais il n’y a pas de communication ou d’autres actions – c’est pourquoi ils ne peuvent utiliser les imprimantes chirales et ce genre d’éléments. S’ils disent qu’ils vont rejoindre l’UCA, alors vous pouvez utiliser le réseau chiral, les imprimantes chirales, etc. Dans le jeu, la mission est réellement de reconnecter l’Amérique à nouveau – mais je n’ai pas dit si c’est la bonne chose à faire ou non.
Dans la bande annonce « Briefing« , beaucoup d’éléments de langage relatifs aux personnes divisées semblent familiers, par rapport à ce qu’on entend aux États-Unis de nos jours. Est-ce intentionnel ?
Hideo Kojima : C’est à propos des États-Unis, mais j’ai délibérément fait en sorte que la carte du jeu ne représente pas les États-Unis. On pourrait dire que ça ressemble au Japon sous un certain angle. Je souhaite que les gens ne pensent pas « États-Unis » mais « là où je suis ». Parce que ça dépend de qui regarde. Et bien sûr, c’est dans le futur et tout le monde est connecté à Internet, mais tout le monde est fragmenté. C’est une métaphore, aussi. Donc Sam n’est pas transporté de joie à l’idée de reconnecter l’Amérique. Sa motivation est de sauver Amélie, et tout un tas de gens sensés vont partager cette attitude. Ils doivent le faire, parce qu’ils ont une mission. Mais ils ne le veulent pas nécessairement. En réalité, Sam gémit beaucoup durant ce périple, en disant : « Pourquoi est-ce que je fais ça ? ». Et c’est en fait dans la même situation que les joueurs peuvent se retrouver. « Pourquoi est-ce que je fais ça ? C’est si dur, je me sens si isolé, si solitaire ! ». Lorsque vous jouez et que vous vous connectez, il y a ces péripéties, ces « preppers », cette histoire ; vous commencez à sentir que la connexion pourrait effectivement être agréable. Mais je ne dis pas qu’il est positif ou négatif de se connecter. C’est vraiment aux joueurs de voir ce qu’ils ressentent en jouant.
Le jeu est si près d’être achevé. Maintenant que vous pouvez maintenant l’apercevoir dans sa forme presque complète, quelle est la plus grande différence que vous remarquez par rapport à la manière dont vous aviez envisagé Death Stranding, à la base ?
Hideo Kojima : Le concept n’a pas bougé d’un poil depuis le début. Du côté visuel, oui, j’imaginais pouvoir faire plus – du genre, un rendu PlayStation 6. Mais tout n’est pas qu’une question de graphismes. Beaucoup de personnes étaient contre mon premier concept, et je suis vraiment content que mon équipe m’ait aidé à l’élaborer. Toute l’équipe a beaucoup aimé jouer au jeu et je suis vraiment heureux. Et je pense que c’est désormais au tour des joueurs.
Un nouveau concept est difficile à expliquer au début. Le principe du jeu d’infiltration, personne n’a vraiment compris quand je l’ai présenté pour la première fois. Vos premiers ennemis, c’est toujours votre équipe, ou les personnes qui travaillent avec vous. La réaction initiale était : « on transporte des choses, on se connecte et on laisse juste des likes – qu’est-ce qu’il y a d’amusant là-dedans ? ». Si j’avais écouté, ça aurait juste été un jeu normal. Mais une bonne partie de l’équipe a cru en moi. Ils ont dit : « Ok, on va essayer ». Pas mal de membres de l’équipe, plus ou moins vite, ont commencé à comprendre la chose. Je ne peux pas vraiment en vouloir aux autres, parce que je ne peux pas montrer l’intérieur de mon cerveau. Personne n’a rien compris la première fois que j’ai expliqué le concept du jeu. « T’es fou ? » Mais ils ont fini par y prendre part. Pareil pour Norman et Mads [Mikkelsen]. Lorsque je leur ai demandé de se joindre à moi, et que je leur ai expliqué, ils n’avaient aucune idée de ce que j’allais faire.
Avez-vous déjà expliqué Death Stranding à quelqu’un qui a tilté immédiatement, au lieu de prendre un long moment pour comprendre ?
Hideo Kojima : Oui, il y a eu quelques personnes. Les créateurs, surtout, ont très vite saisi le concept. Comme [le réalisateur] George Miller, qui est un peu comme mon mentor – mon dieu. En 2017, je suis allé en Australie. Je n’avais qu’une bande-annonce, et je lui ai aussi expliqué de vive voix. George Miller a dit : « Sur tous les points, vous avez raison. Mathématiquement, psychologiquement, physiquement, philosophiquement ». Il a commencé à dessiner une sorte de diagramme, il avait une théorie, alors il a dit : « Ce que vous essayez de faire est correct ». J’aurais dû enregistrer ça ! J’aurais dû l’envoyer à l’équipe ! C’était vraiment un moment génial.
Donc, peut-être pas les gens de l’industrie du jeu video, mais bien les musiciens, réalisateurs et créateurs. C’est pour ça que j’ai tendance à m’entendre avec des musiciens et des réalisateurs, plutôt qu’avec les gens de l’industrie du jeu vidéo – parce que, de cette manière, ils entrent en connexion avec moi, et comprennent plus vite.
Merci à @holup_aminute, Marko78 et @XAM251 du Discord French Stranding pour leur aide précieuse.
Raaah, je ne dois pas lire, ça commence à être dur de tenir tant j’apprécie les interviews de Kojima.
Ah vous êtes de retour!!!