« La contradiction existe au sein du plus petit grain d’énergie. »
(Stéphane Lupasco, philosophe français d’origine roumaine)
C’est l’une des images fortes du dernier trailer de Death Stranding : canon sur la tempe et doigt sur la gâchette, Sam est prêt à en finir. On ne s’attendait pas à le voir dans cette situation, lui qui semble immunisé contre la mort. Et pourtant, son désespoir (qui contraste, à ce moment précis du trailer, avec l’élan d’espoir d’Amelie) est la conclusion presque inévitable des autres bandes annonces du jeu, qui commencent et se terminent dans les larmes. Allergie chirale ou non, peu importe : ce qui compte, c’est la détresse qui se lit sur le visage des personnages de Death Stranding. La plupart d’entre eux ne sont pas heureux dans ce monde dévasté et surtout pas Sam.
Sa mission ne l’enchante pas. Transporter des colis à pied sur des kilomètres, il n’en tire aucune joie, aucune gloire. Il ne semble même pas croire en la cause pour laquelle il se bat, la reconnexion d’un territoire fragmenté, dont il estime qu’elle n’empêchera pas l’extinction de son monde. Il fait son job et « c’est tout », comme il le dit si bien. Ce qui est assez paradoxal, quand on mesure l’ampleur de sa tâche et l’abnégation dont il fait preuve.
Mais comment le personnage principal de Death Stranding aurait-il pu se comporter autrement ? Sans trop de finesse, le travail de Sam est mis en parallèle avec celui de son créateur. Et si l’un se comporte de manière contradictoire, c’est peut-être aussi le cas de l’autre.
Avec le temps, on a tendance à oublier le traumatisme vécu par Hideo Kojima en 2015, son éviction de chez Konami, sa dépossession de toutes les « propriétés intellectuelles » dont il avait accouché jusque-là. L’affaire a bien failli sonner le glas de sa vision si particulière du jeu vidéo. Son extinction était programmée et il y a échappé. Même si, au final, ce n’était pas difficile pour lui de demander asile, il a réussi à trouver sa voie pour continuer à s’exprimer.
Cette épreuve, Kojima veut nous la raconter en nous la faisant vivre à travers son jeu. Il en a fait une habitude depuis MGS3, quand il nous a embrigadés dans sa propre lutte avec des émotions conflictuelles (de la douleur à la joie) à une étape de sa carrière où il était tiraillé entre ses convictions personnelles et la survie commerciale de sa série. Pour les besoins de cette métaphore, il était d’ailleurs remonté aux sources de la saga. Par la suite, il nous a fait subir les conséquences paradoxales de s’engager sur la même voie que lui : construire une armée au nom de la paix, mener une vengeance sans cible… Rien n’a permis d’éviter cette extinction anticipée de longue date. Pas même le fait de retourner plusieurs fois dans le passé.
Et voilà très exactement où nous en sommes avec ce dernier trailer de Death Stranding : Sam Bridges nous fait part de ses doutes sur sa capacité à revenir en arrière (reconnecter le monde comme autrefois) pour éviter l’extinction que lui réserve l’avenir.
Bref, ce que Kojima s’apprête à nous faire vivre, c’est son « Death Stranding » à lui. Le cataclysme qui, à l’échelle de sa carrière, a précipité sa mort et sa résurrection. Son séjour dans les limbes et sa sortie au grand jour, dans un nouveau monde où tout est à reconstruire. Il n’oublie pas, évidemment, d’insister sur le salut qu’il a trouvé auprès de ses relations, ses amis fidèles et nouvelles connaissances qui l’ont aidé à mettre au monde son bébé en un temps record, comme si une averse de Timefall était passée par-là (en accélérant l’avenir sans pour autant changer le passé, comme le dit Fragile).
Malgré tout, le game designer ainsi victorieux demeure en proie en doute. Bien que sa situation lui permette de renouer avec l’espoir, son expérience lui montre qu’il reste au bord du gouffre. L’extinction n’est jamais loin. D’où le paradoxe que Kojima répète depuis quinze ans : « nous n’avons pas de lendemain mais il y a encore de l’espoir pour l’avenir ». C’est son mantra et celui de ses personnages dans Death Stranding.
Alors, comment s’extirper de cette situation pour aller de l’avant ? Là encore, Kojima a proposé une solution il y a déjà longtemps : pour construire l’avenir sur des bases solides, il faut garder le passé en mémoire, sans en répéter les erreurs. En d’autres termes, pas de survie pour ceux qui restent aveuglément enchaînés à la nostalgie et l’utilisent comme seule boussole du futur. C’était le programme de MGS2 et il n’a rien perdu de sa pertinence. Pour évoluer, il faut apprendre de ses erreurs et accepter de perdre une part de soi-même. Il faut aussi souvent agir en contradiction avec ses propres certitudes. On l’a appris à la dure avec Raiden, Naked Snake, Old Snake, Venom Snake… Ils se sont tous rendus compte, souvent très (trop) tardivement, qu’il n’y a pas d’autre issue que le sacrifice du passé.
Il en ira peut-être de même pour Sam, dont les sentiments vont évoluer durant sa mission. Par exemple, on sait déjà qu’il va perdre peu à peu son aversion pour le contact physique avec ses semblables… Et renouer ainsi avec la confiance après le traumatisme, comme a dû le faire son créateur ces dernières années. C’est le dilemme du hérisson, représenté par la veste de Fragile : nous ressentons le besoin de nous rapprocher, mais nos épines nous en empêchent. Certains plans du trailer illustrent à merveille cette malédiction de nos rapports humains, définis par des circonstances contradictoires que nous pouvons difficilement contrôler.
Comme toujours, les différentes facettes de la personnalité de Kojima donnent naissance à autant d’avatars torturés dans son œuvre. C’est donc sans surprise qu’au fil des trailers de Death Stranding, on découvre des personnages dont les activités principales consistent à verser des larmes, s’accrocher à leurs bébés qu’on veut leur voler, transporter « les vestiges du futur » (dans le genre paradoxal !) sur leurs frêles épaules, se rapprocher en s’éloignant, ou encore échapper à un passé tumultueux, symbolisé par une dimension parallèle de « guerre sans fin » qui multiplie les références aux précédents jeux de l’auteur.
Par beaucoup d’aspects, Death Stranding est donc l’exutoire idéal pour Kojima qui, après avoir été déconnecté de son passé dans les circonstances qu’on connaît, s’est trouvé face à un choix : aller de l’avant (retrouver son âme de pionnier) ou s’apitoyer sur son sort (rester dans sa zone de confort). Death Stranding montre qu’il existe une troisième voie, celle qui permet à ces deux attitudes contradictoires de cohabiter (tout comme la transistasie et l’homéostasie peuvent naturellement coexister chez un être vivant qui s’adapte à son environnement de plusieurs manières).
On peut déjà deviner un dilemme similaire chez Cliff, qui se situe dans la zone grise entre le repli nostalgique et la confiance en l’avenir, entre son statut de super-soldat digne de Metal Gear et celui de papa poule fatigué par ses responsabilités. Il semble en fait, comme son créateur, puiser dans le passé (les bons vieux jeux de guerre, qu’il maîtrise à la perfection) sa capacité à changer l’avenir (la tâche moins évidente et bien plus ingrate d’éduquer et libérer les Bridge Babies, qui nous symbolisent aussi sûrement que les enfants de TPP).
Apparemment, Kojima souhaite nous faire revivre le passé à travers une guerre perpétuelle qui traverse les époques – ce qui est un peu la définition de la saga Metal Gear, quand on y pense. Mais on dirait bien que, cette fois, il a trouvé le moyen d’exorciser cet ancien démon, de le tenir à distance, en distinguant le passé (les couloirs étroits de Hades où les soldats, tels des gamers, meurent et respawnent pour l’éternité) de l’avenir (le monde ouvert qu’on devra nous-mêmes baliser peu à peu en évitant justement de semer et récolter la mort).
Si Death Stranding se définit par des contradictions, c’est aussi le cas du concept de frontière, cette jonction qui nous scinde (et sur laquelle Light01c se penche en détail ici). Dans notre réalité, la perspective d’un monde sans frontière est actuellement mise à rude épreuve, alors même que nous n’avons jamais autant eu l’illusion d’être interconnectés. L’abolition des barrières se heurte à la protection d’intérêts divergents, au regain des désirs de souveraineté et à tous les autres efforts de fragmentation qui plongent paradoxalement leurs racines dans le phénomène de la mondialisation et l’interdépendance qui en a résulté. En un mot, notre rapprochement nous éloigne.
Comme on peut donc en faire l’expérience nous-mêmes, la mission de Sam n’est pas une évidence. Et, comme le dit Kojima à travers son personnage, on est en droit de douter du bien-fondé d’un telle tâche, qui ressemble étrangement aux plans de Zero et Skull Face dans MGSV (« le fait que les réseaux n’aient pas de frontières nationales rend leur domination plus aisée », dit Code Talker dans TPP). L’abolition des frontières, qui sont par définition virtuelles, n’est pas une solution miracle à nos conflits réels. C’est certes un point de départ nécessaire à faire renaître l’espoir (selon Bridget) mais en lui-même, il est insuffisant, imprévisible voire dangereux, tout comme les conséquences de la vengeance menée par les Diamond Dogs dans TPP.
C’est donc une illusion de croire – comme Big Boss, Zero, Skull Face et tant d’autres – qu’un problème complexe peut être résolu en se contentant d’y trouver une solution miracle et en ignorant les imprévus qui peuvent en découler. De la même manière qu’on ne peut pas unifier les hommes en les terrorisant (la stratégie typique des méchants de Metal Gear pour dominer le monde), on ne peut pas garantir la paix sur Terre en tirant quelques câbles sous-marins entre les continents (ou en établissant un grand réseau de satellites). On ne peut même pas, comme chez Project Itoh, établir un réseau d’harmonie planétaire sans priver les gens de leur libre-arbitre et donc, sans que le réseau porte en lui les germes de sa propre destruction. L’imprévu (Higgs, Cliff…) pointe toujours le bout de son nez et Sam l’a bien compris : en imposant à l’humanité un nouveau réseau, il a peur de faire pire que mieux.
Au moment d’accoucher du scénario de Death Stranding, Kojima a-t-il ressenti la même crainte ? Tandis qu’il cherchait comment nous reconnecter les uns aux autres sans empirer les choses, il a peut-être été séduit par l’idée (le fantasme, même) d’adapter à nos relations humaines le fameux concept, en physique, de la « théorie du tout ». Celle-ci consiste à trouver une cohérence formelle aux quatre interactions fondamentales de l’univers : électromagnétique, gravitationnelle, nucléaire faible et nucléaire forte. Ensemble, elles ont joué un rôle dans la naissance de notre univers et pourtant, on parvient difficilement à décrire sans contradiction la manière dont elles communiquent entre elles. Ces interactions fondamentales, symboliquement rassemblées au cou de Sam sous la forme d’un collier d’équations, pourraient détenir la clé de sa mission d’un point de vue à la fois pragmatique (il s’agit vraiment d’un objet-clé du jeu) et métaphorique (la véritable intention de Sam est de rassembler les gens et pas seulement les points-relais d’un réseau virtuel). Mais je laisse Hol’up a minute en parler mieux que moi ici à travers la problématique de la physique unifiée.
En trente ans de carrière, dont la moitié environ depuis la démocratisation du jeu en ligne (qu’il a longtemps dédaigné), Kojima l’a compris : les câbles seuls ne suffiront pas à unifier les Ludens que nous sommes. Ce qui compte, c’est l’intention – corde ou bâton – derrière la connexion… Autrement dit, l’intention – pont ou mur – avec laquelle chacun d’entre nous franchit la frontière entre le réel et le virtuel.
C’est tout le propos de P.T. qui était conçu de manière à nous forcer à bâtir des ponts entre nous, afin d’échapper aux quatre murs qui nous entourent en permanence. Et comment ? En nous faisant sortir du jeu pour mieux nous rassembler ailleurs, en transformant le jeu en objet d’étude commun et non en terrain de compétition ou de skill individuel (aucun passage ne requiert de compétence ludique particulière). Bref, P.T. est un paradoxe : un jeu connecté hors-ligne. Pour une fois, un jeu qui n’exploite pas notre connexion virtuelle mais qui pointe du doigt notre déconnexion réelle les uns des autres, en nous invitant à y remédier… En échappant à notre routine.
« You lose your routine cause I found my path », disent les paroles du morceau choisi pour le dernier trailer de Death Stranding (dans sa version japonaise). Elles semblent résumer la nouvelle philosophie de Kojima Productions, une tentative de rupture avec le passé. Pourtant, c’est loin d’être quelque chose d’inédit : nous éloigner de notre routine (de joueurs), nous la refuser, c’est la principale activité de Kojima depuis toujours. Paradoxalement, il s’est fait une habitude de combattre la routine. Même quand il était enchaîné à la série Metal Gear, il a tracé son propre chemin, sans suivre les balises. Malgré les apparences, il a tout fait pour éviter de se répéter, de stagner, de sombrer dans le « sense », le mot choisi dans MGS4 pour désigner les effets néfastes du train-train quotidien, notamment en termes de créativité et de renouvellement.
Dans MGS2:Substance, on pouvait déjà trouver une manifestation radicale de ce désir de rupture avec la routine. Plus précisément dans le dernier « Snake Tale », où le seul moyen d’avancer est de perdre. Coincé dans une boucle infinie de missions VR, le joueur est responsable de son propre échec en choisissant par habitude « Continue » et non pas « Exit ». Le piège fonctionne à merveille car, en bons disciples d’Eli, nous sommes conditionnés à rejeter le Game Over. Mais parfois, pour aller de l’avant, il faut abandonner. Pour retrouver l’espoir, il faut mourir. Paradoxe, encore.
La leçon de Substance n’est pas qu’une boutade. Le scénario de ce dernier « Snake Tale » insiste non seulement sur la responsabilité du joueur dans la destruction du monde virtuel, mais aussi sur les répercussions de cette catastrophe dans le monde réel. Toute la faute est rejetée sur celui qui a donné son nom à ce petit récit, « External Gazer », le voyeur que nous avons toujours été et que nous serons toujours, comme Kojima le rappelle en ponctuant son dernier trailer de nos clignements d’yeux (en fait, ceux de « BB », à qui nous donnons une dimension de Big Brother en matant l’univers du jeu à travers lui).
Extraits du scénario de la mission External Gazer où Solidus explique les interactions entre les univers, les contradictions qui en découlent et le contrôle de Snake par le joueur. Le point de vue final de Solidus pourrait s’apparenter à celui de Higgs dans Death Stranding.
Contrairement à ce qu’on pourrait croire, la frontière entre les pixels et notre réalité est extrêmement ténue et poreuse. On a pris l’habitude de l’appeler pudiquement « quatrième mur » en estimant que son seul rôle était de nous distribuer des messages en provenance du jeu. Alors qu’en fait, il s’agit d’une fenêtre grande ouverte qui laisse tout passer dans les deux sens. Ou plutôt, comme l’imagine Kojima dans son nouveau jeu, c’est un marécage visqueux qui fait office de portail entre deux mondes débordant constamment l’un sur l’autre.
Cette métaphore conditionne en grande partie l’aspect visuel de Death Stranding, à commencer par l’omniprésence des mains fantomatiques. Comme on l’a déjà dit, nos grosses paluches de gamers envahissent le monde de Sam à travers les BT, afin de le happer pour le faire replonger dans les horreurs (et les erreurs) du passé. Ne nous voilons pas la face, nous avons déjà envie de parcourir Hades, une dimension taillée pour notre douleur fantôme, qui promet des sensations fortes, familières et enivrantes. En quelque sorte, donc, nous allons passer notre temps, dans Death Stranding, à échapper à nos propres mains, qui nous entraîneront de temps en temps dans nos travers habituels, sûrement pour notre plus grand bonheur.
Il y a une bonne dose de schizophrénie dans Death Stranding et c’est normal, puisqu’on la retrouve chez son créateur et ses joueurs. Entre routine balisée et nouveau chemin, le cœur de Kojima balance, tout comme le nôtre. Sur base de cette dualité partagée, il nous a façonné un univers où les personnages passent leur temps à traverser leur « quatrième mur » à eux… D’une réalité à une autre, presque d’un genre vidéoludique à un autre, ils partagent notre schizophrénie et empruntent nos pouvoirs de joueur. Et c’est uniquement à la croisée des chemins, en plein purgatoire, que Sam pourra échapper (temporairement) à notre contrôle, à la manière de Venom Snake dans l’ACC.
Revenons-en désormais à Sam, son canon sur la tempe et son doigt sur la gâchette. Nous ne sommes pas dupes : même s’il est conscient de l’absurdité de sa quête, il la poursuivra quand même. Il n’a pas le choix. Il continuera à ressusciter sans arrêt, puisque c’est ce que nous voulons et qu’il est menotté à nous. Drôle de symbiose, largement déséquilibrée en notre faveur.
On peut déjà supposer que Sam ne sera jamais victorieux de Hades. Pour la même raison que nous ne serons jamais victorieux de nous-mêmes, nous les « choses échouées » qui hanterons son univers aussi longtemps que nous obéirons à notre routine.
C’est l’ultime contradiction de Kojima : nous happer dans ses jeux si attirants, pour ensuite nous repousser, nous dire d’éteindre la console, nous dévoiler l’ineptie d’une vie passée devant un écran, manette à la main, à torturer notre avatar… C’est ce qu’il appelle une « demi-vie », ou « vie de cigale », en référence à son existence en cet été 2019, qui se résume à tester en boucle son propre jeu en se coupant du monde. Il va jusqu’à nommer « Hades » la dernière ligne droite du développement. Les yeux fatigués par cette épreuve familière et routinière, il a soif de connexions réelles, comme celles qu’il peut entretenir dans un rassemblement comme l’E3, auquel il aurait aimé participer cette année.
Pourquoi une « vie de cigale » ? Parce que cet insecte passe dix ans sous terre avant de sortir au grand air à l’ultime saison de sa vie. C’est dire à quel point Kojima devait être mortifié de ne pas pouvoir se rendre aux Game Awards en 2015. Plus qu’un trophée, c’était sa raison de vivre qu’il allait y chercher, au contact de ses pairs et ses fans.
Le cycle de vie de la cigale est aussi celui d’un jeu vidéo : après des années de gestation, il sort au grand jour pour féconder nos esprits, souvent le temps d’une saison. Et l’opération recommence inlassablement, comme un protocole répété à l’infini… Comme le plan S3, qui devient pour Death Stranding le Social Strand System : une nouvelle étape de notre entraînement, un nouveau test de résistance de notre soumission au virtuel.
Cette fois, pourtant, on nous promet que nous tiendrons vraiment notre destin entre nos mains. Parce que derrière la reconstruction de l’univers de Sam dont nous sommes responsables, il y a celle du nôtre… Ce monde réellement ravagé par notre isolement croissant, provenant de notre soumission à un réseau mondial qui, quoique pratique et confortable, porte en lui la promesse de notre extinction. Ça fait bizarre de se rendre compte, tout d’un coup, qu’on est exactement à la place de Raiden dans MGS2.
Il y a quelque temps, on se demandait sur le Discord de French Stranding quel pourrait être l’objectif commun, la motivation qui poussera les joueurs à travailler ensemble dans Death Stranding plutôt qu’à rester chacun dans son coin. Pendant longtemps, j’ai estimé que le succès de Kojima à faire passer son message allait dépendre d’une carotte virtuelle agitée sous le nez des joueurs pour les forcer à changer leurs habitudes. Mais en fait, peu importe la forme que prendra cette récompense dans le jeu, ou même s’il y en aura une. Si Death Stranding est à la hauteur de ses ambitions, il parviendra à créer le contexte adéquat pour favoriser l’entraide entre les joueurs, sans que celle-ci s’arrête aux quatre murs du virtuel. L’objectif de Kojima, de son propre aveu, est de nous faire « comprendre la véritable importance d’établir des connexions avec les autres ». Si ce but est atteint, la plus grande satisfaction sera sûrement à chercher de notre côté de l’écran… Entre nos mains.
L’enjeu potentiel est plus important que celui d’une simple chasse au trésor : ce que Kojima semble nous proposer, c’est une remise en question générale de la manière dont on nous a habitués à jouer ensemble – et plus particulièrement à jouer en ligne. Nos interactions entre joueurs sont déterminées par des règles immuables, arbitrairement fixées par un système de mise en compétition où l’autre n’est perçu que comme un obstacle, indissociable de la masse des participants. C’est la fameuse économie de guerre que Kojima avait commencé à pointer du doigt dès MGS4, au moment où il commençait à s’intéresser de près au jeu en ligne et aux « enfants nourris aux FPS ».
Aujourd’hui, à l’apogée du modèle Battle Royale (que Kojima a clairement désigné comme l’économie de guerre dominante de notre époque au Comic-Con de San Diego), le réseau que nous formons est plus que jamais envahi par la mort. Des exceptions existent mais font figure de curiosités, sans imposer une nouvelle direction au jeu vidéo en ligne… Sans que l’avenir soit entre leurs mains.
Pour Kojima, donc, les choses sont claires : il faut tenter de donner une nouvelle impulsion à nos connexions et arrêter de nous focaliser sur la mort. Même si ça semble incroyablement naïf (tout comme ses propos à San Diego), il prouve à travers son jeu qu’il est tout à fait au courant des implications d’un tel projet. Comme l’a montré Project Itoh dans Harmony, le fait de vouloir transformer une économie de guerre en « économie de vie » est risqué, hasardeux, potentiellement néfaste et sans doute impossible. Death Stranding ne parviendra pas à révolutionner le monde d’un coup, d’un seul. Ce n’est même pas forcément son objectif et Kojima est bien conscient qu’une fois le jeu consommé, la routine reprendra sa place auprès des joueurs.
Mais comme le dit Bridget sur son lit de mort, il faut bien un point de départ, aussi modeste qu’il soit. Il faut, d’une manière ou d’une autre, faire naître l’espoir, en l’occurrence celui de diversifier les règles du jeu. Histoire qu’un jour, dans un avenir lointain – et quand nous l’aurons décidé pour nous-mêmes, c’est important – autre chose que notre obsession morbide puisse s’échouer sur les plages de nos fictions vidéoludiques.
Et quel meilleur moyen d’y parvenir qu’en nous dévoilant l’absurdité, le paradoxe de notre activité principale en tant que joueurs du XXIème siècle : se rassembler avec des millions d’autres personnes… pour les tuer. Entrer dans une partie avec cent autres personnes avec la seule intention de les en faire sortir. Établir une connexion pour la rompre aussitôt. Mourir en boucle dans l’unique espoir de répandre soi-même la mort. Tout ceci en répétant comme le Colonel dans MGS2 mais sans la même ironie : « Ne vous en faites pas, c’est un jeu… Un jeu comme d’habitude. »
Mais voilà : et si ce n’était pas un jeu comme d’habitude ? Et si, pour une fois dans un jeu vidéo d’action, on osait entamer une relation avec la vie, sans flirter sans cesse avec la mort ?
Et si, pour en finir avec les contradictions, l’espoir nous faisait vivre ?
Super article comme souvent. 🙂 Petit HS : Vous est-il possible d’indiquer la date de publication sur chaque article ? Avec la nouvelle mise en page on a parfois du mal à s’y retrouver je trouve. Big up !
Super content de voir du vrai neuf sur ce site que je pensais abandonné. Super article en passant!
Super article !!!!
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